Pierre Berge-Cia est un producteur et DJ français basé à Paris. Son travail se situe à la croisée des genres électroniques d’inspiration industrielle, intégrant l’EBM, la noise et le punk. Sa signature ? Des instruments analogiques, des enregistrements insolites et des samples manipulés jusqu’à saturation. Avec des sorties sur de nombreux labels comme Primus, OBSCUUR, Vast Perception, OSF, Gwi Myeon Records, Mutant Modality ou SUBVERTED, Pierre est reconnu pour ses compositions soignées et sa capacité à intégrer du sound design minutieux dans des morceaux taillés pour secouer le dancefloor.

À l’occasion de la sortie de son premier album If You Do, Then When ? sur le label londonien Depth.Request, Rust a rencontré Pierre Berge-Cia par une fraîche soirée de début d’hiver 2025, dans un café parisien, pour une conversation en tête-à-tête autour de son processus créatif, de son univers viscéral et de l’importance de rester sincère dans sa démarche artistique.
Ce premier album, fruit de trois années d’expérimentation et d’exploration créative, marque une étape importante dans le parcours musical de Pierre, mettant en lumière son approche innovante de la musique électronique.
Élaboré à partir de processus expérimentaux et explorant les thèmes de la tension, du contrôle et du mouvement, If You Do, Then When ? se dévoile comme un voyage intime à travers les complexités de l’expérience corporelle et sensorielle. Chaque morceau est conçu pour refléter le corps humain sous toutes ses formes, en utilisant des sons et des structures innovantes afin d’évoquer la physicalité et le mouvement, et de résonner chez l’auditeur.

Comment as-tu commencé à faire de la musique?
Déjà, je faisais beaucoup de guitare quand j’étais plus jeune, je m’intéressais à la bossa nova et au jazz manouche. Donc on est quand même loin de l’univers de la musique industrielle.
Ensuite, j’ai commencé à écouter pas mal de musiques électroniques, j’étais complètement focus sur les travaux expérimentaux de Ryuichi Sakamoto, notamment. Un des premiers CD que je me suis acheté, c’est l’album Swim de Caribou. Ça m’a plutôt initié aux sonorités “dance”.
À un moment donné, je me suis recentré vers la techno. Grâce à une suggestion d’une plateforme de streaming, j’ai entendu par hasard Ben Klock – Subzero. Il y avait un truc étrange qui m’a immédiatement attiré : la simplicité de l’arrangement, ce kick abyssal un peu “dusty”… Je ne sais pas ce qui m’a le plus plu. En tout cas, j’écoutais le track en boucle et j’ai continué à creuser ce genre-là, notamment la dub techno. C’est ce qui m’a poussé à produire chez moi, sans aucune prétention.
Et puis un jour, à force de faire des sons en boucle, je me suis dit que j’allais faire masteriser ma musique, juste pour moi. J’ai envoyé mon premier morceau dont j’étais fier, qui s’appelle Saturn. En vrai, c’est une atrocité, ça ne sortira jamais (rires). Je l’ai envoyé à un ingénieur du son anglais, Stefan Brown, alias Lesser Of. Et à force de lui envoyer d’autres sons, il m’a dit : “Attends, c’est vraiment bien ce que tu fais, il faut que tu sortes un EP.”
Je me suis dit : “pourquoi pas ?” Il m’a demandé quels labels je suivais à l’époque. J’écoutais beaucoup Attic Records, avec notamment l’EP incroyable de Conrad Van Orton, Hit This Ground. Et aussi OBSCUUR Records, qui, avant son virage vers l’eurotrance, sortait de superbes projets comme Tim Tama vs Incident Prism ou Vor Dem Roten Tore de Rommwick. Du coup, j’ai envoyé une compile de 3-4 morceaux à OBSCUUR. Ils m’ont répondu : “On aime vraiment bien, on va te sortir.” Donc je suis sorti sur le label de mes rêves pour ma première release… incroyable. Et pour l’anecdote, j’ai été remixé sur ce projet par Conrad Van Orton.
Quel est ton rapport aux autres formes d’art non musicales ?
Je suis fan de photographie, de peinture, et j’adore tout ce qui touche à l’art moderne. Monochromes, installations… Je ne me fixe pas de limite.
L’art visuel est extrêmement important dans mon travail musical. Je regrette de ne pas avoir été à l’origine de toutes les pochettes de mes projets. J’ai seulement réalisé celle de mon EP sur OBSCUUR et celle de mon premier album sur Depth.Request (If You Do, Then When ?).
Pour cette dernière, la couverture fait référence à une de mes artistes préférées : Marina Abramović. J’ai réinterprété sa performance Rest Energy. Elle colle totalement avec l’énergie que je veux insuffler dans ma musique : quelque chose de très “body”. Son travail évoque la douleur, le corps éprouvé, notre vulnérabilité.
Quand je parle de “body music”, ce n’est pas dans le sens EBM, mais de manière littérale. Je ne compose pas en pensant à des émotions précises, mais en me laissant aller à des sensations physiologiques.
Peux-tu expliquer davantage le concept physiologique ?
Quand je fais de la musique, tout est très empirique. Je ne calcule pas grand-chose. Je réfléchis de manière assez primitive. Pour moi, la musique, c’est un moyen de communication au même titre que la parole. Ce que je fais, c’est de la communication non verbale. Je me demande toujours : “Est-ce que ce son me parle viscéralement ? Est-ce que mon corps réagit ?”
Peux-tu nous parler de cette sortie sur Depth Request ? Comment s’est fait le contact avec le label ?
J’ai mis trois ans à construire ce projet. Je n’ai jamais autant investi dans quelque chose d’artistique. J’avais une volonté forte de sortir un projet dont je sois fier de A à Z. J’ai sorti beaucoup d’EPs, mais sans fil rouge. Là, je voulais vraiment créer un univers musical cohérent. Je me suis concentré sur le sound design, en cherchant à évoquer la tension corporelle et les relations interpersonnelles.
C’était important pour moi de le sortir en format physique, pour matérialiser ce travail. J’ai contacté Depth.Request, qui a tout de suite accroché. Ils ont des releases que j’admire : celles de Codex Empire (sous son alias Antechamber), de Ryuichi Takeuchi, de Katran, ou encore de mon ami Lesser Of. Ce label incarne le professionnalisme que je recherche. Je suis très perfectionniste, donc je veux bosser avec des gens qui veulent bien faire.

Est-ce ta première sortie vinyle?
En 2023, j’ai fait un morceau en featuring avec Lesser Of qui est sorti sur vinyle chez SUBVERTED (All Your Nightmares Are Obscured, compilation The Collective Impact). Mais oui, c’est ma première sortie vinyle solo.
Tu sembles moins présent sur scène que d’autres… Volontaire ?
Composer de la musique est une activité solitaire qui correspond bien à mon côté ‘nerd’ ; c’est, pour moi, le cœur de mon travail artistique. Le problème, c’est que je ne suis pas du tout dans le réseautage. Je n’envoie pas de DM, je ne réagis pas aux stories (sauf celles des gens que je connais)… Je ne me “vends” pas, ça ne me ressemble pas.
Pourtant, tu es soutenu par des artistes de grande renommée comme Paula Temple, Codex Empire ou Boris (Ostgut Ton)…
C’est un peu paradoxal, oui. J’ai pu atteindre de super artistes comme ceux-là, ou encore Nur Jaber, qui m’a même demandé un morceau pour son label OSF. Tout ça, c’est trop sympa. Mais j’aimerais me consacrer à mixer plus. Mixer, c’est le moment où tu te confrontes au public. Tu expérimentes autrement qu’en studio.
Quelles sont tes techniques de sound design ? Vers quoi tends-tu en ce moment ?
En ce moment, j’enregistre beaucoup ma voix et ma guitare. C’est parfois plus simple que de synthétiser un son ou chercher un sample libre. Et surtout, c’est hyper valorisant d’avoir un “input” aussi personnel dans sa musique.
Un conseil : si tu as une mélodie en tête, chante-la. Même si tu chantes mal, tu peux corriger le pitch (rires). Un sample, même bien déniché, ne procure jamais autant de fierté que ce que tu crées toi-même.
Aussi, je recommande d’acheter le minimum de matos, en hardware ou software. Maîtriser ce qu’on a prend du temps. Et je trouve ça effrayant de voir des producteurs avec des bibliothèques immenses de plugins crackés. On ne peut pas vraiment approfondir sa pratique avec autant d’outils sous la main.
Enfin, je pense qu’on devrait envisager le mixage comme un choix esthétique, pas juste une course au volume. Donner une couleur à ses morceaux, c’est essentiel. La patte de l’artiste continue après l’arrangement. C’est aussi au mixage qu’on reconnaît un artiste.
Interview réalisée en Janvier 2025 (par JG