Liza Aikin, la chasseuse de sons

Liza Aikin est une productrice de musique électronique basée à Berlin. Résidente DJ au Tresor, elle propose également des performances live et transmet son savoir-faire au travers de masterclass auprès d’institutions comme l’Electronic Music School à Berlin. Se consacrant à la production de musique sur mesure, cherchant toujours à recréer le son qui lui manquait sur le dancefloor, avec de la prise de son à l’exterieur ou field recording, et des synthétiseurs modulaires, la musique de Liza est sortie sur des labels tels que Mord Records, Emetic, Gegen Records, Evar Records, OBSCUUR et Voxnox.

Oscillant entre une techno à la fois futuriste, sophistiquée et délicate, la musique de Liza Aikin se démarque grâce à la richesse de sonorités brutes, qu’elle sculpte de manière complexe, arrivant ainsi à délivrer des morceaux de techno expérimentale, hypnotique et cinématographique. Structures polyrythmiques, textures organiques, et reverbations métalliques, la musique de Liza Aikin dans la scène techno se démarque par sa singularité tout en se fondant parfaitement avec le paysage.

A l’occasion de la sortie de son dernier EP sur le label Megastructure, « Werkstatt_018 » sorti en février 2024, Rust a posé quelques questions à Liza Aikin sur le processus de création de ce nouveau projet aux allures d’un laboratoire d’explorations sonores variées.

Liza Aikin, live performance
Liza Aikin (pic by Kenneth Scott)

Rust : Werkstatt_018″ semble être un projet très conceptuel, dont le nom signifie littéralement “atelier” : est ce que l’on pourrait parler d’un disque produit dans un atelier d’expérimentation sonore, à la manière d’un artiste qui peint, sculpte, et façonne ses éléments au sein d’un espace purement créatif ?

Liza Aikin : Je nomme les morceaux et les Eps avec des mots qui sont liés à l’endroit où les samples enregistrés sur le terrain de cette composition spécifique ont été pris, et aux circonstances dans lesquelles j’ai créé la musique. La signification de « Werkstatt_018 » est plus liée à mon père qui est décédé au moment où j’ai commencé à composer certains des morceaux de cet EP. Son ambition était de travailler dans un atelier de réparation automobile et de restaurer de vieux véhicules lorsqu’il était à la retraite. Une grande partie des field recordings pour cet EP a également été fait dans un garage, étant donné les circonstances, j’ai décidé d’ajouter le numéro 018, qui rappelle la date de son anniversaire.

Rust : Lors de la production de ton EP avec Monolog, « Until There Was Nothing »,, sorti sur Evar en 2022, tu dis avoir considéré le disque, je cite, “comme l’un de tes plus sauvages, mais aussi, grâce à cela, comme le plus abouti techniquement.” Est-ce que la recherche de lieux insolites pour capturer des sons bruts te permet d’explorer ta créativité, tout en te permettant de te challenger techniquement, dès lors que tu te mets à travailler tes sons enregistrés ? 

Liza Aikin : Les sons bruts enregistrés sur le terrain sont une véritable mine d’or. Chaque son possède un potentiel infini en termes de manipulation sonore et d’inspiration. Monolog et moi avions commencé le projet en allant « chasser des sons », après avoir exploré quelques endroits et enregistré quelques field recordings potentiellement intéressants, nous les avons installés dans le studio. Comme nos styles musicaux sont très différents, c’était un bon point de départ commun. J’ai apprécié de travailler avec un producteur de drum’n’bass expérimental, car il faut être très soucieux du détail pour produire ce genre de musique. De plus, la bass music met l’accent sur l’élément évident dans la composition qui est la basse, ce qui n’est pas aussi détaillé dans la techno. La fusion de ces éléments avec mon esthétique sonore habituelle a parfois été difficile, mais très gratifiante d’un point de vue technique.

Liza Aikin © Nicola Callegher

Rust : On ressent dans l’écriture de tes morceaux une attention particulière aux détails, à la texture sonore, à l’innovation dans l’utilisation des sons typiquement associés à l’industrie. Qu’est ce qu’évoque pour toi les procédés industriels et qu’est-ce qui t’as attiré spécifiquement vers un atelier de tuning automobile ?

Liza Aikin : Mon père travaillait dans une usine très bruyante. J’ai d’abord demandé à prendre des samples dans cet endroit, puis j’ai continué à enregistrer dans d’autres usines dans la zone industrielle voisine. Tu vois, dans une usine, le bruit peut être écrasant, à première vue c’est juste le bordel, mais si on prête attention aux détails et qu’on observe les petits mouvements des machines, on découvrira que la beauté des sons est dans les détails.Les clics, les actions répétitives produites par les machines, voilà les sons sur lesquels il faut se concentrer…ensuite le bruit ne devient qu’un arrière-plan.

Je suppose donc que, oui, il faut être attentif aux détails pour repérer les bons morceaux dans les enregistrements, et qu’il faut beaucoup de « nettoyage » et de travail d’égalisation pour apprivoiser les bruits de fond. J’ai demandé de pouvoir sampler dans cet endroit car j’imaginais que les outils utilisés pour démonter les pièces d’une voiture pouvaient potentiellement très bien sonner en tant qu’éléments de superposition pour les rythmes. J’ai ensuite utilisé les sons ayant une résonance plus longue, comme l’arrêt de la plateforme élévatrice, comme source sonore dans le Simpler d’Ableton, pour les pads et les ambiances. 

Rust : De façon plus détaillée, tu as enregistré les artefacts électriques d’une expérience avec une bobine Tesla, présents dans les moteurs de voiture électrique. Comment s’est déroulée la capture des sons au sein de ce garage de tuning ? 

Liza Aikin : J’ai trouvé l’expérience de la bobine Tesla au Technikmuseum de Berlin. Les musées sont des endroits très intéressants en termes de sons, on ne sait jamais ce que l’on peut y trouver. Les musées scientifiques en particulier. Dans ce cas, ce fut une découverte bienvenue, car je ne pensais pas que le son serait aussi intéressant. Je trouve le son de l’électricité extrêmement intéressant et lié au type de musique que je produis. Depuis que j’ai découvert ce type de son, je reviens sans cesse à des échantillons de sons électriques pour composer.

Rust : L’utilisation de sons purement industriels comme matière sonore principale n’est pas sans rappeler les éléments insolites qu’Einsturzende Neubauten empruntait directement à l’industrie, mais aussi les performances que donnaient Orphx au début des années 90 dans une usine canadienne de manufacture industrielle. Dans ton approche du sampling, est-ce que tu as pour objectif initial de réutiliser la matière brute afin de rester fidèle au son qu’elle évoque, ou bien au contraire pour restituer et façonner quelque chose de méconnaissable ?

Liza Aikin : Je n’ai jamais voulu faire de l’industriel en soi, je pense que c’est venu tout seul. Enfant et adolescente, j’habitais derrière une usine, et lorsque j’ouvrais la fenêtre de ma chambre, j’entendais toujours le bruit des turbines de l’usine. C’est littéralement le type de son auquel je suis le plus habituée. L’idée est de rester fidèle au son qu’il évoque. Personnellement, j’ai besoin d’un élément qui me rappelle le moment ou le lieu où j’ai capturé ces samples. C’est comme un journal intime, une façon d’évoquer un souvenir, une tentative d’apporter quelque chose de personnel à un son qui est purement abstrait pour l’auditeur.
Comme un message secret que je suis la seule à connaître, ou que mes amis connaîtront parce que je leur ai dit où j’étais allée pour obtenir ce son.

Rust : La composition de ces 4 titres est-elle issue d’un concept spécifique inhérent au label ? Le fait d’avoir Megastructure comme maison de disque a-t-il influencé ta façon de composer ces morceaux ?

Liza Aikin : Le concept général de cet EP était de se concentrer sur l’utilisation des samples de field recordings que j’ai rassemblés à l’atelier, donc chaque morceau en contient un peu. J’aime le défi d’utiliser un seul pack d’échantillons que j’ai créé pour une occasion spécifique, cela permet de lier les morceaux comme un produit destiné à un événement spécifique, comme expédition de field recording. J’ai rendu les 3 pistes solo terminées, c’est à prendre ou à laisser. C’est généralement comme ça que je fonctionne.

Rust : Enfin, tu as collaboré avec Blush Response (également fondateur du label Megastructure) dans une pièce techno métallique bien rythmée aux allures rave futuriste –  en effet le nom de série de l’EP, “Nexus 6”, fait référence aux à une série de replicants dans le film Blade Runner. Comment l’influence de l’imaginaire de l’usine Tyrell Corp s’est-elle manifestée sur la production de ce morceau ?

Liza Aikin : Le son de Joey est très futuriste et étant donné que je viens du sampling d’usine, celle de la Tyrell Corp correspond parfaitement à l’image de marque, étant donné que le nom d’artiste Blush Response provient de Blade Runner. J’ai eu du mal à finaliser ce morceau au début, alors je lui ai envoyé pour qu’il y ajoute de nouveaux éléments, ce qui a littéralement sauvé « Why I should behave ». La perspective de collaborer sur ce morceau avec ses synthétiseurs modulaires a totalement ravivé mon intérêt pour ce morceau. Le réplicant Nexus 6 est une énigme… l’un de nous est un réplicant, à vous de décider qui.

Rust : Quels sont tes projets futurs ? Y a-t-il de nouvelles directions ou expériences sonores que tu souhaites explorer dans tes prochaines productions ?

Liza Aikin : En ce qui concerne les expérimentations, je poursuis la collaboration avec Monolog. Cette fois, on se concentre sur des plages de 140 bpm pour lier des éléments de drum’n’bass hardcore à un tempo plus lent, afin de créer des morceaux qui sont compatibles en termes de bpm avec les morceaux de techno moderne, mais qui s’éloignent de la composition techno traditionnelle pour apporter une touche de fraîcheur et d’inattendu dans un mix de DJ, et espérons-le, toujours intéressants à écouter à la maison. J’ai également une sortie en solo à venir, basée sur des sons créés avec le synthétiseur Virus et de field recordings pris dans un petit village de pêcheurs au Danemark.

Interview par F.Carbone, Mars 2024

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