La vie, l’orbe et les griffes de la nuit
Hüma Utku est une artiste originaire d’Istanbul, actuellement basée à Berlin. Psychologue universitaire de formation, musicienne autodidacte, elle s’est construite après deux albums : Gnosis (2019) et The Psychologist (2022) une solide réputation dans la scène électronique expérimentale. Son charisme et sa maturité artistique sont les meilleurs ambassadeurs d’une musique où la matière brute et les prises de son sur le terrain se conjuguent magnifiquement aux arabesques électroacoustiques de ses compositions. Depuis 2025 Utku dirige son propre label : Mercurial Cycles.
Adoubée par ses pairs, elle a reçu de nombreux prix et s’est produite dans des événements internationaux prestigieux comme L’Atonal de Berlin, Sonic Acts à Amsterdam, Dark Mofo en Australie ou encore le CTM Festival à Berlin.

En 2025, Hüma Utku revient avec un nouvel album concept : Dracones, sorti le 4 avril dernier sur Editions Mego. Pour cet opus, la musicienne nous convie à partager une expérience viscérale, domestique, sombre et fantastique. Un voyage dans les méandres obscurs de sa psyché, tourmentée par les bouleversements sensoriels et sociaux provoqués par sa grossesse. Le titre fait d’ailleurs référence à l’expression latine des cartographes médiévaux “Hic sunt dracones” (ici sont les dragons) utilisée pour désigner des territoires encore inconnus ou dangereux, imitant en cela une pratique courante de mettre serpents de mer et autres créatures mythologiques dans les zones vierges d’une carte.
Indivisibles, les morceaux de cet album n’en sont pas moins les facettes uniques d’un même joyau. Ainsi, on entre dans cet album par une porte intérieure « A World Between Worlds », un titre intimiste et mystérieux dans une forêt foisonnante où le son de la « Lyraei », un instrument à cordes électromagnétique, interprétation moderne de la lyre ancienne, fabriquée et jouée par Mihalis Shammas, fait ici office de bestiaire fantastique.
« Comfort of The Shadows » magnifiquement illustré par le vidéaste Marco Ciceri dans un clip dédié, est une continuité baroque de l’introduction. Entre ombre et lumière, Hüma Utku explore ici la surface de son corps en pleine transformation. La rugosité du son et les saturations lyriques y sont autant de creux et de bosses sur sa peau tendue qui semble elle-même faire office de partition.
« A Familial Curse » à contre pied est un titre plus industriel et magnétique. La musicienne y construit une cathédrale de scies électriques, symbole personnel de sa filiation, dans laquelle on entend battre un cœur lourd et organique. Un rythme crescendo auquel on se raccroche comme à la lueur d’un phare dans l’obscurité. Sa lumière finira d’ailleurs par nous envelopper dans un bouquet de cordes, pour y rejoindre non sans angoisse un nid familial et douillet.
« Here be Dragons » c’est encore un cœur qui nous guide celui de son fils à naître, samplé durant l’échographie en fond de turbulences violoncellistes. C’est pour un voyage sur des mers hostiles que la musicienne nous convie, dans le brouillard des ondes où sa voix fantomatique est une incantation aux mystères impalpables de sa genèse infantile.
« Care in Consume » se compose d’une longue vibration insectoïde, déclinaison de chœurs lointains, à la fois requiem électronique et odes à la matriphagie.
« A House Within a House » est un titre claustrophobique qui pourrait être la bande originale d’un film d’épouvante. Il est en tout cas le morceau le plus cinématique. Encore une fois Hüma Utku joue avec le lointain et le proche, le net et le dissimulé, les aigus et les graves. Les sons vont et viennent puis disparaissent dans un horizon en gestation et tout ce que nous pouvons entendre sont des ombres qui se rapprochent puis nous encerclent jusqu’à nous révéler en clôture, que nous sommes nous-même des ombres.
Enfin « Ayaz’a » est un épilogue optimiste au bout d’un chemin ombrageux. Les voix qui s’élèvent accompagnent la percée du soleil et la route à suivre, sous des nappes lyriques de synthétiseurs analogiques. La compositrice signe là une note d’espoir pour son fils et laisse le champ libre à nos imaginaires éloignés, sur une terre désolée mais fertile.
Avec ce nouvel album Hüma Uktu nous fait partager des émotions d’un événement vécu dans sa chair, c’est un témoignage musical que les mots seuls n’auraient pas pu exprimer. Comme toute poétesse, elle possède ce don de nous faire vivre ce qui ne peut être signifié, dans une prise de risque incroyable et magistralement orchestrée. Ainsi, après une courte tournée live faite en avril, on espère la voir en France très bientôt. A bon entendeur…
Hüma Utku – Dracones
Label : Editions Mego
Format : Digital + Vinyle
Date de sortie : 12/04/2025